Prendre les bonnes décisions !
En pesant le pour et le contre, en dressant des listes de points négatifs et positifs, on pense souvent prendre des décisions rationnelles. Est-ce vrai ?
C’est loin d’être le cas ! Pour nombre d’entre nous, prendre une décision rationnelle signifie prendre une décision consciente, réfléchie, que l’on a l’impression de contrôler pleinement. Or ce registre conscient ne représente que la partie « émergée » des fonctions du cerveau. Ce dernier dispose en réalité de nombreux modes de fonctionnement automatiques que l’on peut très difficilement maîtriser. On peut les désigner sous le terme de « systèmes ». Et l’ensemble des systèmes automatiques de notre cerveau interagit avec ceux accessibles à notre contrôle conscient. Pour cette raison, même si l’on croit parfois que tout est sous contrôle, nous sommes en fait influencés par le fonctionnement automatique de notre cerveau.
De quelle façon cette influence s’exerce-t-elle ?
Un des exemples les plus parlants est celui des stéréotypes. Notre cerveau est doté de programmes comportementaux puissants qui nous protègent des dangers potentiels : ils font notamment intervenir l’amygdale, une zone ultrasensible et profonde du cerveau qui surveille notre environnement pour en détecter les dangers et les opportunités. Cette zone est reliée à de nombreuses zones du cerveau, dont le cortex préfrontal, pivot de la pensée consciente et des comportements complexes.
Lorsque nous nous trouvons face à quelqu’un qui nous est différent, sur le plan physique ou culturel, le programme d’alerte s’active automatiquement. Cette réaction qui signifie « attention, danger potentiel ! » va alors moduler notre comportement, de sorte que nous faisons moins confiance à la personne qui nous fait face. Sans que l’on sache réellement pourquoi, nous aurons par exemple moins tendance à choisir cette personne comme éventuel collaborateur. Ce mode de fonctionnement du cerveau est à l’origine de tout ce qui est de l’ordre des stéréotypes, des étiquettes qui sont de nature à dévaloriser un individu.
Une expérience menée aux États-Unis l’a montré très clairement : dans cette expérience, les chercheurs demandent à des enseignants, en deux groupes, de corriger des copies. Ceux du premier ont connaissance de l’origine géographique des élèves (viennent-ils d’un quartier favorisé ou défavorisé ?), les autres, non. On constate alors que les enseignants du premier groupe attribuent en moyenne des notes plus élevées aux élèves des quartiers favorisés. Dans le second groupe testé, les notes sont similaires, quel que soit le quartier d’origine de l’élève. Ainsi, les enseignants ayant en tête l’origine géographique des élèves projettent sur eux des stéréotypes qui modulent leur façon de corriger les copies.
Cet automatisme existe-t-il aussi chez les enseignants qui se défendent fermement d’avoir des stéréotypes sur leurs élèves ?
Bien sûr. Cette réponse est automatique. Elle est donc présente en permanence et chez tout le monde. Elle est même perceptible d’un point de vue physiologique. Si l’on mesure la transpiration ou les battements cardiaques d’un individu confronté à un interlocuteur très différent de lui, on constate que ces signaux changent.
Cette influence peut-elle être modulée par la volonté, ou est-elle totalement hors de contrôle ?
Le fait de savoir que l’on est sujet à cet automatisme permet de le contrôler dans une certaine mesure et d’atténuer ses effets. En consultation, par exemple, si un patient est très différent de moi d’un point de vue culturel, je peux éprouver de l’inconfort et devenir moins empathique. Je dois alors me rappeler que des stéréotypes s’appliquent et que je dois m’efforcer de maintenir l’empathie.
Finalement, nos décisions sont parasitées par le fonctionnement automatique de notre cerveau.
Cet automatisme nous est pourtant bien utile ! Le cerveau cherche en permanence à gagner du temps et à préparer nos comportements. Il se repose donc sur des fonctions essentielles : la rapidité, la prédiction et l’anticipation. D’où l’intérêt des systèmes automatiques. Si je veux me saisir d’une tasse posée devant moi, je n’ai pas besoin de penser à tous les gestes nécessaires pour la soulever : des systèmes cérébraux agissent automatiquement de manière à ce que j’effectue ces gestes, ce qui me permet de me concentrer sur d’autres actions. Il en va de même pour les décisions. Afin de les prendre rapidement ou de favoriser des choix qui nous maintiendront dans une zone de confort, le cerveau peut utiliser des indices de notre environnement, sans les traiter à un niveau conscient. Les émotions que nous ressentons font partie de ces indices.
En quoi les émotions sont-elles importantes dans nos prises de décisions ?
Elles les guident véritablement. Pour agir, nous avons besoin d’estimer la qualité de la situation : est-elle agréable ou désagréable, positive ou négative ? Cette fonction est prise en charge par des systèmes inconscients qui évaluent en permanence et rapidement les informations captées par nos sens. Le professeur de neurologie américain Antonio Damasio a ainsi étudié des patients dont le cortex ne recevait plus les informations émotionnelles mais qui restaient capables de raisonner. Ces derniers mettaient beaucoup plus de temps que la moyenne des autres personnes à prendre des décisions, ou au contraire exprimaient une grande impulsivité.
Cela explique-t-il qu’en jouant sur nos émotions, il est facile de nous faire agir différemment de ce que nous avions prévu ?
Oui. Et bien sûr, les vendeurs sont au courant ! Dans une galerie marchande, pour déclencher en nous l’envie d’acheter, ils vont utiliser des astuces qui vont jouer sur la dimension émotionnelle : des affiches, des parfums, des musiques…
Comment, dès lors, ne pas nous laisser piéger par nos émotions ?
D’une part, en prenant conscience de la manière dont nous fonctionnons émotionnellement. Cela nous permet de guider et de valider nos choix. Il faut être à l’écoute des signaux tels que le cœur qui bat plus vite, un nœud à l’estomac… autant de signaux qui nous empêchent de prendre une décision ou qui, au contraire, nous poussent à aller très vite de l’avant.
En outre, pour éviter d’être trop tributaire de prises de décision automatiques qui ne correspondent pas toujours à ce que l’on souhaiterait si l’on disposait d’assez de recul, il est important de maximiser ses capacités d’attention. Le système cérébral rationnel, conscient, est en effet sous le contrôle des capacités attentionnelles. Or celles-ci sont coûteuses sur le plan énergétique. Sous le coup de la fatigue, elles perdent en efficacité. On devient alors plus vulnérable aux influences des systèmes automatiques.
Prenons un exemple : si vous vous rendez dans une galerie commerciale après une journée de travail, vous risquez de prendre vos décisions d’achat de manière plus automatique, intuitive, émotionnelle et beaucoup moins raisonnée. Il est sans doute préférable d’aller faire ses courses à des moments où l’on se sent en forme et où l’on jouit de toutes ses capacités attentionnelles disponibles.
C’est tout particulièrement important en ce qui concerne les choix importants : pour signer une promesse de vente pour un appartement, faire l’achat d’un véhicule, il est important de ne pas sortir d’une semaine épuisante et stressante.
Imaginons justement que j’aille négocier le prix d’un appartement. Avant de prendre mon rendez-vous, j’ai bien fait attention d’être en forme et à l’écoute de mes émotions. Ai-je toutes les chances de prendre une bonne décision ?
Dans ce genre de situation, vous risquez d’être soumis à un biais supplémentaire : l’effet d’ancrage. Il correspond à l’influence d’informations présentes dans notre environnement mais auxquelles nous ne prêtons pas vraiment attention. Il s’exerce de multiples façons, mais tout particulièrement dans des situations où nous sommes confrontés à des chiffres. Le lauréat du prix Nobel d’économie Daniel Kahneman en a fait la démonstration dans les années 1970. Dans une expérience, il demandait à des sujets de faire tourner une roue chiffrée. La moitié d’entre eux tombait sur le nombre 25, l’autre sur le nombre 65. Il leur demandait ensuite d’estimer le nombre de pays africains présents à l’Onu (aujourd’hui au nombre de 53). Ceux qui avaient tiré le chiffre 25 donnaient une estimation autour de la trentaine. Ceux qui avaient tiré le chiffre 65 situaient le nombre de pays autour de la cinquantaine. Cette expérience a été reproduite de nombreuses fois, avec différents types de participants, de nombres et de questions. La conclusion est toujours identique. Le simple fait de nous donner une indication chiffrée influence notre jugement. Sans que nous en soyons conscients, notre estimation restera proche de ce « point d’ancrage ».
Dans le cas d’une négociation pour l’achat d’un appartement, l’agent immobilier a donc intérêt à nous sensibiliser à des prix élevés. Vous risquez de proposer automatiquement amené un prix supérieur à ce que vous auriez envisagé spontanément. Les camelots agissent selon le même principe. Ils vous donnent un prix désespérément haut et vous êtes finalement « amorcé » dessus. Ce qui est valable pour les chiffres l’est aussi pour d’autres informations : le fait que nous puissions être fortement influencés par nos premières impressions repose sur le même effet d’ancrage. Pour éviter ces biais, il faut éviter de se focaliser sur un unique point de référence. Ou prendre en considération un intervalle de prix, avec une valeur haute et une valeur basse. Vous opposerez ainsi votre refus si le prix proposé se situe trop en dehors de la marge de négociation que vous vous êtes fixée.
Connaît-on les structures cérébrales impliquées dans ce phénomène ?
Oui : les informations que nous percevons de façon inconsciente dans notre environnement mettent en jeu les mêmes systèmes de préparation d’une action ou d’une décision que lorsqu’elles nous arrivent de façon consciente. Une assez belle démonstration en a été donnée par Mathias Pessiglione, de l’Institut du cerveau et de la moelle épinière, à Paris. On demande à des sujets de serrer une pince pour remporter la plus grande fraction possible d’une somme d’argent placée devant eux. Si la somme en jeu est de un centime, ils exercent un certain niveau de force mais ils serrent évidemment davantage s’il s’agit de un euro. D’un point de vue cérébral, plus ils serrent fort, plus les systèmes liés à la récompense s’activent. Puis l’équipe reproduit l’expérience en présentant cette fois le centime et l’euro sans que les personnes en soient conscientes, en utilisant des images subliminales présentées si brièvement que le sujet ne la voit pas). Les volontaires serrent alors la pince de la même manière que dans la première expérience. Et les mêmes systèmes de récompense sont activés.
Que pensez-vous de dresser une liste de « pour » et de « contre » ?
Passer à l’étape écrite peut être vraiment utile dans une décision. Dresser une liste de points négatifs ou positifs aide à prendre du recul. Or dans une prise de décision, le risque c’est d’aller trop vite, de traiter la solution de façon trop automatique. Écrire permet d’activer le cerveau rationnel.
Gagne-t-on parfois à laisser parler son intuition ?
L’intuition est certes intéressante à prendre en compte, mais n’est pas toujours fiable. Fondamentalement, elle reflète la capacité de notre cerveau à détecter des informations de manière non consciente sur notre environnement, et à en tenir compte au moment de la prise de décision. Pour être utile, elle doit correspondre à notre domaine d’expertise. Prenons l’exemple d’une infirmière qui a l’intuition qu’un patient ne va pas bien. Si elle est expérimentée, elle a probablement raison. Sans doute a-t-elle décelé une fréquence cardiaque un peu plus rapide que d’habitude, une expression inhabituelle sur le visage de son patient ou une légère pâleur. Ce sont des signes ténus, peu accessibles au registre conscient. Mais le cerveau exercé de cette soignante a la capacité de les détecter et de les interpréter correctement : il va connecter ces informations environnementales à des programmes comportementaux corrects. Et ce, de façon très rapide, automatique, car tout cela est traité de façon inconsciente.
En revanche, cela ne vaut que dans son domaine d’expertise. Si, face à deux voitures d’occasion, cette même infirmière a l’intuition qu’un moteur ronronne mieux que l’autre, il ne faut pas qu’elle tienne trop compte de son flair si elle n’a pas beaucoup d’expérience dans le domaine. Vous l’aurez compris, l’intuition n’a rien de paranormal : si des gens ont plus d’intuition que d’autres, c’est peut-être que leur cerveau a une plus grande sensibilité à détecter les émotions d’autrui et les informations minimes issues de son l’environnement.
source : cerveau&Psycho